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le vin dans ses œuvres : le dossier complet

Présence du vin [1]

par Amancio Tenaguillo y Cortázar


Le vin, c'est beaucoup plus que le vin.
Jean-Claude Pirotte, Les contes bleus du vin

Comme de toutes choses, il y a un secret du vin ; mais c'est un secret qu'il ne garde pas. On peut le lui faire dire : il suffit de l'aimer, de le boire, de le placer à l'intérieur de soi-même. Alors il parle.
Francis Ponge, Pièces

L'acte physique élémentaire consistant à ouvrir une bouteille de vin a apporté davantage de bonheur à l'humanité que tous les gouvernements dans l'histoire de la planète.
Jim Harrison, Aventures d'un gourmand vagabond




Le vin est aujourd'hui un produit de consommation courante. Mais trop "produit", trop "consommé", trop "courant", il est victime de certaines dérives technico-mercantiles. Or le standard nous fait oublier l'essentiel. Qu'est-ce que le vin ? Rappelons la définition de l'édition originale du Littré (1872) : "VIN. Liqueur alcoolique résultant de la fermentation du jus de raisin, et servant de boisson." Plus près de nous, le Grand Robert de la langue française ne dit pas autre chose : "Boisson alcoolisée provenant de la fermentation de raisin ou de jus de raisin frais." C'est d'abord avec du bon raisin qu'on fait le bon vin, tout vigneron digne de ce nom le sait. Au début, il y a le jus de raisin. Mais ce n'est pas encore du vin. Lorsque le moût fermente dans la cuve, alors le vin commence seulement à naître. Dans le processus de la fermentation se trouve le secret premier du vin. Secret du commencement qui se manifeste dans une première ivresse, celle d'avoir le sentiment que dans le bouillonnement, l'effervescence de la cuve (le mot hébreu iin - vin - viendrait de ioun - faire effervescence[2]) nous sommes tout près du secret primordial, celui des origines de la vie. Les manuels techniques peuvent nous expliquer la fermentation en termes scientifiques : transformation de substances organiques sous l'influence d'enzymes produits par des micro-organismes ; mais ils ne peuvent pas nous expliquer le mystère du vin qui est le mystère de l'archaïque humain. Plus qu'aucune autre boisson, le vin relève à la fois de la psychologie des profondeurs et de l'inconscient collectif.

Il y a une mémoire du vin et celle-ci, comme le montre Gabriel Saad, se confond si bien avec la mémoire des hommes qui le font que déjà "la mémoire de la vigne fait partie du corps du vigneron, dans ses doigts, dans sa gestuelle, dans son regard". Ensuite, la mémoire du vin sera aussi celle des sens. Les approches lexicologiques de Martine Coutier et de Eric Pothier confirment la richesse et la complexité du champ lexical mis en œuvre dans la différenciation sensorielle des vins. Le vin délie la langue, certes, et ce volume qui lui est consacré le prouve. Mais le vin est d'abord une formulation du monde sensible et du réel. Ce n'est pas Michel Serres qui nous contredira, lui qui écrit, dans Les cinq sens :

Avant d'avoir bu de bon vin, nul n'a goûté le vin, ne l'a senti, donc ne le sait, n'a aucune chance de le savoir jamais [...] L'oubli vient un peu trop vite de ce que l'homo sapiens désigne qui réagit à la sapidité, qui l'apprécie et la recherche, à qui le sens du goût importe, bête à saveur, avant de vouloir dire l'homme devenu tel par jugement, intelligence ou sagesse, avant de dire l'homme parlant.[3]
Dans une conférence donnée à l'Académie du vin de Bordeaux[4] Michel Serres constate que le nez partage avec le vin le verbe sentir dans ce qu'il signifie non seulement "humer", par le seul sens de l'odorat, mais aussi dans ce qu'il indique "de plus et en somme, le fonctionnement des sept sens : vue, ouïe, tact, goût, odorat, coenesthésie et kinesthésie, ces deux derniers signifiants sens interne et sens en mouvement". Et bien sûr, ajoute-il, "le sens signifie aussi la signification". Pour Michel Serres, de même qu'il existe deux langues, celle qui goûte et celle qui parle, il existe aussi deux nez. Mais contrairement aux deux langues qui s'excluent l'une l'autre, les deux nez participent d'une même connaissance sensible du monde. Le premier "s'aventure dans les bouquets", il "hume les choses" et en écrit le lexique originel : les vins jouent ainsi le rôle de "mémoires immémoriales", telles les madeleines de Proust[5]. Le second nez "sent les personnes", "nous rassemble et construit nos liens, personnels et collectifs". Dans le vin se trouvent ainsi réunis les deux nez : l'un pour la nature, l'autre pour la culture : "Ainsi nos vins harmonisent les hommes et le monde [...]".

Il faut donc prêter une particulière attention à ce que les mots nous disent du rapport de l'homme au vin, qui est un rapport de l'homme au monde. Boire du vin, c'est boire à la source d'un imaginaire ancestral commun avéré par l'origine du mot. Le terme pourrait venir, selon certains historiens, d'une langue caucasienne où le mot voino désignait un breuvage enivrant à base de raisin. Une autre source étymologique pourrait résider dans la racine sanskrite vêna. On trouve la même racine dans l'arménien gini, le géorgien gvino, le russe vino et le celte gwinien. Le grec archaïque woinos (environ -2200 ans) a donné oinos en grec classique. En latin et en étrusque le vin se nommait vinum, d'où tous les dérivés des langues latines : vino en italien et en espagnol, vinho en portugais, vin en français, sans oublier l'allemand wein et l'anglais wine.

Cette récurrence du mot, dans des langues si nombreuses, et parfois si différentes, prouve s'il était besoin que boire du vin, c'est faire acte de civilisation (occidentale surtout, mais pas seulement). Or c'est sur les rives de la Méditerranée que les historiens situent le berceau de cette communauté culturelle. Sur le plan symbolique, culturel et commercial, la Méditerranée est la "mère" de tous les vins. D'ailleurs, la plupart des écrivains fascinés par le vin le sont aussi par le monde méditerranéen. Cette fascination est une des constantes de l'imaginaire européen, comme le montre Michel Prat à propos de l'écrivain britannique Lawrence Durrell. Au cœur de son œuvre, Durrell place un mythe, "l'esprit des lieux" (Spirit of Place), qui unit le vin à la Grèce et au midi de la France. De manière semblable, l'écrivain de suisse romande Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947), auteur notamment de Vendanges (1927) et de Fête des vignerons (1929), revient sans cesse dans son œuvre sur la destinée méditerranéenne du Rhône et du lac Léman qu'il traverse : "Ici est notre Méditerranée à nous ; ici est une petite mer intérieure avant la grande" écrit-il dans le Chant de notre Rhône[6]. Pour Ramuz, le lac est un "berceau" qui annonce et reflète la Méditerranée, le vin est un second fleuve qui remonte le temps et exprime une identité clairement orientée vers le sud, vers cet espace nommé "mer hellénique" par Thucydide et "Mare nostrum" par les Romains.

Dans l'Iliade, Homère qualifiait la Méditerranée de mer "vineuse" (image que Leonardo Sciascia reprendra dans Il Mare colore del vino) et lorsque les Grecs découvrirent la péninsule italienne, vers le VIIIe siècle avant l'ère chrétienne, ils l'appelèrent "Oenotria", le pays du vin. Pour Sophocle, la Sicile était le "pays d'élection de Dionysos". Les Grecs et les Romains écrivirent de nombreux traités d'agronomie dont le De re rustica de Columelle (1er siècle ap. J.-C.) étudié ici par Françoise Argod-Dutard. Mais nous savons que ni les Grecs ni les Romains n'inventèrent le vin. On n'entrera pas dans les querelles en paternité dont le seul intérêt serait de montrer l'importance du vin comme enjeu culturel - et au-delà, comme enjeu politique et économique. Rappelons néanmoins que Hérodote affirmait que la vitis vinifera n'existait pas à Babylone, preuve supplémentaire s'il en était besoin pour les Grecs de l'Antiquité que les habitants de l'Euphrate étaient des "Barbares" ! Pour les Grecs anciens, comme ensuite pour les Romains - qui d'ailleurs interdirent les bacchanales en 186 avant J.-C., les peuples qui buvaient le vin pur, non coupé d'eau, étaient nécessairement des barbares. Le Nouveau Testament n'est pas en reste qui, dans l'Apocalypse, justifie le châtiment de Babylone par le fait que "les habitants de la terre se sont saoulés du vin de sa prostitution". La barbarie étant une notion très relative - l'histoire et l'actualité très récente nous fournissent en cela des preuves suffisantes -, il convient de rappeler que c'est dans l'actuel Moyen-Orient, en Irak très précisément, que l'on a trouvé les traces écrites (tablettes cunéiformes) les plus anciennes attestant de l'existence du vin. Avant le récit du déluge qui termine les 3000 vers de L'Epopée de Gilgamesh, première œuvre littéraire de l'humanité (Mésopotamie, IIe millénaire av. J.-C), il est question des ouvriers qui construisent l'arche : Ut-Napishtin, le Noé local, leur offre "le jus de la vigne, le vin rouge et le blanc, et la bière pour qu'ils puissent en boire comme l'eau du fleuve". Et si l'on songe que l'écriture est étroitement liée à la sédentarisation et aux débuts de l'agriculture on ne s'étonnera pas d'apprendre que c'est toujours dans la même région qu'a été découvert le plus ancien texte de loi traitant de l'organisation de l'agriculture : le code d'Hammourabi - à la fois souverain et dieu - qui, à Babylone (vers 1792-1750 av. J.-C.), réglementait notamment le commerce du vin et précisait les peines encourues par les fraudeurs. Les premières traces écrites de l'humanité témoignent donc bien que le vin est un facteur de civilisation.

Que l'invention de l'écriture et celle du vin soient ainsi associées n'est pas pour nous déplaire ! Notons d'ailleurs que les imprimeurs et les vignerons ont un saint patron commun, d'origine bourguignonne : Saint-Jean-porte-la-tine. Les premiers pressent la feuille de papier, les deuxièmes le raisin. On ne saurait mieux dire ce qui lie, si intimement, l'écriture et le vin.

Le vin, qui est né dans les livres, ou du moins dans l'écriture, est donc lié dès le début à sa relation légendaire (legenda, ce qui doit être lu). Or dans toutes les civilisations qui le célèbrent, la légende dit que le vin est un don des Dieux : Osiris pour les anciens Egyptiens, Dionysos pour les Grecs, le Bacchus des Romains étant une figure quelque peu dégradée du mythe. Dans la Bible, où la vigne et le vin sont mentionnés quelques 600 fois, "Noé, le cultivateur, commença de planter une vigne." (Genèse, 9, 20-21). Le premier vigneron est toujours un dieu civilisateur, qui enseigne aux hommes l'art de cultiver la vigne, mais Osiris, le "seigneur du vin", est aussi le maître du royaume des morts[7] et il permet en outre la résurrection et la vie, ressemblant en cela à Dionysos, qui meurt et renaît tous les ans. Dionysos a fini par s'imposer dans le panthéon des dieux du vin. Des Bacchantes d'Euripide à l'opéra polonais du XXe siècle, Marie Delbos-Janet montre qu'il y a une permanence de la figure de Dionysos dans l'imaginaire occidental. Le "dieu qui vient de la mer", comme on le surnomme dans certains textes et comme le représente souvent l'iconographie, a traversé la Méditerranée et dans toute l'Europe, parfois sous les traits de Bacchus, a inspiré de nombreux écrivains et artistes. Depuis la métis d'Ulysse enivrant Polyphème, son Odyssée l'a conduit par exemple sur les côtes hollandaises pour consacrer sa victoire lumineuse sur la nature morte à travers ce que Bernard Lafargue appelle le "memento mori ambivalent" des Still-leven, ceux notamment de Pieter Claesz. Venue du fond des âges, c'est sans doute encore la beauté vineuse - oinopos - du dieu, métamorphosé en plongeur de Paestum, qui enivre l'œuvre contemporaine d'Alain Laborde, où le plongeon dans les fonds spiritueux de sa peinture délivre l'esprit du vin de la pesanteur du caveau. Le caveau, c'est ainsi qu'on appelle cette partie de la cave, "l'être obscur de la maison" selon Bachelard, où dorment les bouteilles de plus grande valeur dans l'attente que quelqu'un vienne les réveiller pour les porter à la lumière du soleil.

Alain Laborde, Plongeon dans le bonheur
Alain Laborde, Plongeon dans le bonheur,
1998, 90 x 90 (Collection privée).
Plongeur, Paestum
Fresque "Tuffatore" (plongeur), env. 480 av. J.-C.,
(Musée de Paestum)

Partout où il coule, le vin a une fonction civilisatrice, mais certains terroirs lui sont évidemment plus favorables. Ainsi, tous les critères se trouvèrent réunis pour que très vite la France devînt une terre d'élection. L'étude lexicale de différents auteurs du XVIe siècle faite par Caroline Rivière révèle l'unité et le sens du motif de la vigne et du vin dans la constitution d'une langue et d'une littérature à la Renaissance. Quant à l'intérêt porté par Henri IV au Théâtre d'agriculture d'Olivier de Serres (1600), Claude-Gilbert Dubois rappelle qu'il correspondait au souhait que la noblesse exploitât ses domaines au lieu de faire la guerre.

"La pensée remonte les fleuves", écrivait Ramuz en 1933. La pensée, mais aussi le vin. La culture de la vigne et du vin affectionne tout particulièrement les régions traversées par des fleuves, propices au commerce du divin nectar, par exemple les gorges du Douro où s'étagent les terrasses du vignoble qui produit le célèbre Porto. Miguel Torga y situe l'histoire de Vendange (1945), sans aucun doute l'un des plus beaux romans inspirés par le vin. Mêlant réalisme symbolique et fiction tragique, Torga montre la dualité de Dionysos : à la fois dieu de l'ivresse joyeuse et de la fête, de la sexualité et de la communion avec la nature, mais aussi acteur et metteur en scène d'une farce tragique où les hommes sont des "marionnettes" entre ses mains.

L'imaginaire du vin se développa également dans des régions où la vigne était eu cultivéee, voire totalement absente. Dans les Flandres du XVIe siècle, Jérôme Bosch et Pieter Bruegel l'ancien eurent en commun une même vision carnavalesque du monde dans laquelle le vin effectuait la synthèse de deux cultures : la culture humaniste, héritée de l'Antiquité, et la culture populaire. L'analyse mythico-calendaire de Dominique Pauvert nous rappelle combien le vin fut un élément essentiel des cycles festifs et, au-delà, comment il contribua à une métaphysique où se mêlaient, où se mêlent aujourd'hui encore, cultes païens et symbolique chrétienne. Bien avant, et encore plus au nord, le vin jouait déjà un rôle important dans la société irlandaise du Haut Moyen Age. Jean-Michel Picard explique cette place du vin par son usage dans les rituels liés aux fonctions sacrées de la royauté et de la prêtrise. En toile de fond, c'est toute une activité commerciale, générée par le vin, qui mettait en contact les hommes du nord et le monde romanisé.

Après avoir parcouru la Méditerranée et s'être aventuré sur les rives de la mer du Nord le vin traversa l'Atlantique pour y prolonger son travail de mémoire. Gabriel Saad rappelle que ce sont essentiellement des travailleurs immigrés du sud de l'Europe qui donnèrent à l'Uruguay sa population actuelle. Ils traversèrent l'Océan emportant avec eux, d'abord, la mémoire de la treille : "Elle permettait - elle permet encore aujourd'hui - de se réunir à l'ombre, en été ou par des journées fortement ensoleillées, dans ce patio hérité de l'impluvium, si caractéristique de l'architecture romaine." Ensuite, ils voulurent "produire là-bas un vin qui fût, au moins, semblable à celui qu'ils pouvaient boire ici" : le tannat qui fait les vins de Madiran dans le piémont pyrénéen est devenu le cépage emblématique de cette région du Rio de la Plata. C'est ainsi que, grâce au vin, et par-delà les mers, les hommes gardent la mémoire de leur histoire.

L'étude de Henri Larski sur le vin dans le cinéma américain est encore une autre manière de raconter cette histoire. Si le vin est généralement considéré comme une boisson exotique à Hollywood, reflétant notamment une certaine image stéréotypée de la France - comme dans French Kiss (1995) de Lawrence Kasden -, de nombreux films insistent sur les origines européennes des vignobles du Nouveau Monde. Dans Les Vendanges de feu (1995), du réalisateur mexicain Alfonso Arau, le vignoble californien de Las Nubes est décrit comme "un petit bout du vieux continent". D'ailleurs, le patriarche de la famille, Don Pedro, est joué par Anthony Quinn dont les origines grecques nous rappellent que, partout dans le monde, l'histoire antique et méditerranéenne du vin fait partie de la mémoire des hommes.

La fameuse Nef des fous de Jérôme Bosch ne serait-elle pas la représentation symbolique de cet interminable voyage aux pays divins des vins auquel Dionysos, à travers les mers et les continents, nous convie ? On y voit un individu, à l'avant, qui retire une grosse bouteille de l'eau : "sortie hautement symbolique du vin hors de l'élément liquide" commente Dominique Pauvert qui remarque qu'au même moment "un autre à la poupe vomit dans la mer". Quel sens donner à la scène, construite selon le principe des vases communicants, dans laquelle l'élévation symbolique du vin - non pas coupé d'eau mais coupé de l'eau, pur esprit du vin donc -, trouve son pendant dégradé et rabelaisien ?

Christine Escarmant rappelle que le vin rabelaisien a pour fonction de nous révéler la "vérité cachée" de la Dive Bouteille, cette vérité qui est au centre du Banquet de Platon, consacré en grande partie au jugement de Dionysos. Mais la vérité du vin est une vérité incertaine, voire improbable. D'ailleurs, si le vin libère la parole des convives, il convient de rappeler que le Banquet s'organise autour de la question de l'amour. La vérité de l'amour serait-elle dans le vin ? La vérité du vin serait-elle dans l'amour ?

In vino veritas aurait pu être, avant qu'elle ne soit reprise par Kierkegaard, la devise du XVIIIe siècle qui vit croître les vignobles et suscita en France un renouveau de la littérature vineuse, en particulier dans les livrets d'opéra que Sophie Guermès nous invite à aborder comme une véritable "réunion des plaisirs". D'un autre point de vue, Gérard Lahouati montre que les philosophes des Lumières s'opposèrent à la condamnation morale et sociale du vin, prônant au contraire la recherche du plaisir. Aux vertus traditionnelles du vin, Voltaire par exemple, ajouta sa vertu militante. Pour Rousseau, le vin incarna d'abord l'opposition nature/culture. Mais de tous les libertins, Casanova fut peut-être le seul qui élabora une véritable érotique qui vin.

On le voit, les discours sur le vin sont multiples. Disons, pour généraliser, qu'il y aurait une certaine naïveté à vouloir moraliser le vin qui semble avoir sa propre morale, laquelle suivant les époques ou les sociétés trouve un accueil plus ou moins favorable. En forme de clin d'œil, et avec beaucoup d'humour, les persans de Jean-Marie Laclavetine découvrent, dans les "chapelles de tuffeau" de Vouvray, un nouveau culte qu'ils voudraient bien introduire chez eux : "que ne mettons-nous des tonneaux en Perse![8]" On en oublierait presque les admirables poèmes à la gloire du vin d'Omar Khayâm ! Christian Coulon, tout en rappelant l'interdit coranique du vin (khamr) dans les versets 90 et 91 de la sourate V, souligne comment le vin a donné lieu en même temps à une culture de l'ivresse et de l'amour mise en œuvre par les poètes soufis dans des pages qui comptent parmi les plus belles de la littérature mystique. Pour Salah Stétié, poète libanais contemporain de religion musulmane, le vin est certes un "lieu" incontournable de l'Islam mais, surtout, il signe le rapport de l'homme à la transcendance car le vin est toujours "la boisson d'un ailleurs". En cela, il est le lien entre Orient et Occident, entre Islam et Christianisme. Les ambiguïtés du vin dans la civilisation arabo-musulmane sont aussi celles de l'occident. Les persans de Jean-Marie Laclavetine retiennent de leur visite du vignoble de Vouvray, un peu naïvement, que "le vin est multiple en sa bonté unique". Plus exactement, et au-delà des différences culturelles, Salah Stétié considère le vin comme un "tyran à face d'ange ambigu"[9]. On se souvient que les anges de l'Apocalypse sont d'ailleurs chargés de rappeler aux hommes la nature mystique du vin. C'est le récit de la vendange immonde, où ne coule pas le délicieux fleuve de vin promis aux bienheureux dans le paradis musulman, mais un fleuve de sang humain : "L'Ange alors jeta sa faucille sur la terre, il en vendangea la vigne et versa le tout dans la cuve de la colère de Dieu, cuve immense." (Apocalypse, 14, 19) "Le vin est à l'image de l'homme : il est double", écrit Salah Stétié[10]. Double, il l'est aussi à l'image des dieux. Le vin est le lieu d'une théâtralité et d'un double jeu. En cela, il est le miroir des hommes et des sociétés. Le vin est souvent joyeux mais on n'oublie pas que, derrière la fête et le pittoresque, le sens du tragique n'est jamais très loin. La nature complexe du vin est un questionnement permanent sur la nature tout aussi complexe de l'homme.

Don des dieux, peut-être, œuvre des hommes, sans nul doute, le vin n'est pas une boisson comme les autres. Aucune autre n'a autant fasciné les hommes, mobilisé leur imagination et leur savoir-faire. Source d'inspiration pour les artistes et les écrivains, la vigne et le vin ont profondément marqué l'économie et l'histoire, les religions et les traditions, mais aussi les paysages dont on reconnaît aujourd'hui la valeur culturelle en les classant au Patrimoine de l'Humanité : coteaux de Saint-Emilion, terrasses du Douro... et bientôt, peut-être, pentes abruptes des vignobles suisses du Lavaux (canton de Vaud), sur les rives du lac Léman. "Je voudrais pouvoir déguster les paysages comme je déguste les grands vins" écrit le bourguignon Pierre Poupon[11]. Devant le paysage viticole, les sens du dégustateur perçoivent comme un reflet géométrique de l'âme. Tant il est vrai que c'est le supplément humain - le "travail de l'être", dirait Gaston Roupnel[12] - qui donne à la nature un supplément de beauté. Pour Jean-Claude Pirotte, "les paysages de vignobles forment une géométrie surprenante qui tient de l'œuvre d'art. Qui est une œuvre d'art.[13]"
Suisse - Valais - vignoble de la Combe d'Enfer
Suisse - Valais - vignoble de la Combe d'Enfer (Photo ATC)

Le travail du vigneron, qui structure la vigne et modèle le paysage, est encore magnifié par les bâtiments :
Entre vin et architecture, la différence n'est guère que celle d'une majuscule et la perfection serait de boire un rare château margaux dans le cadre splendide du château Margaux[14].
Le vin de Bordeaux, que serait-il en effet sans cette "balise de l'imaginaire", le château ? : sans nul doute un "château en Espagne"[15]. C'est là une spécificité du bordelais. Mais, partout dans le monde, de "nouveaux châteaux" viennent s'inscrire dans le paysage viticole pour donner une autre image du vin. Hans Hartje montre comment les architectes contemporains rivalisent pour construire des chais à l'esthétique audacieuse, véritables cathédrales consacrées au divin nectar[16]. Entre le vin et le chai, il existe d'ailleurs un rapport d'identité, tant il est vrai que la structure d'un vin, son équilibre, dépend bien évidemment de son architecture, de sa charpente. Pour le cuvier de Viña Real (Rioja, Espagne), l'architecte bordelais Philippe Mazières a ainsi choisi la forme autoréflexive d'une cuve de macération en bois.

Cuvier de Viña Real
Charpente en bois du cuvier de Viña Real, CVNE (Rioja alavesa, Espagne), arch. Philippe Mazières.
En définitive, synthèse de l'esprit des lieux et du génie des hommes, c'est le vin lui-même que l'on devrait considérer, peut-être, comme une œuvre-d'art :
J'ai souvent dit et écrit que le vin est un objet d'art. Ce n'est ni un livre, ni un tableau. C'est un objet d'art qui se détruit au moment où vous le buvez. Certains sculpteurs travaillent le fer aujourd'hui en souhaitant que la rouille transforme leurs œuvres au cours du temps. Les mobiles de Calder, par exemple, bougent, se modifient sans cesse. Le vigneron, le vinificateur travaillent en tenant compte d'une matière première (les raisins) qui varie chaque année. De même, le sculpteur tient compte de la qualité de sa pierre ou de son marbre.[17]

Après le vigneron, un autre artiste devra également reconnaître dans le vin cette dimension esthétique. Certes, le buveur de vin boira sans doute, d'abord, la part d'imaginaire et de désir racontée par l'étiquette. Mais il ne saurait réduire à cela la part de rêve qui est la promesse du vin. A Bernard Lafargue, qui se demande si la qualité du "goûteur" ne se manifeste pas par sa capacité à créer des "affinités électives nouvelles", le parfumeur Maurice Maurin répond que le "goût du palais" est fait de "re-connaissances aussi précises qu'imaginaires et symboliques", et Brigitte Lurton-Belondrade (d'une grande famille de vignerons bordelais) ajoute que l'esthétique du goût se révèle dans le vin par des "images à boire" qui nous transportent dans un monde personnel. Pour l'un comme pour l'autre, la dégustation consiste en un mélange harmonieux de tous les sens par lequel "on jouit de la fruition de l'absolu".

Le vin est, ou devrait être toujours, "le vin des promesses". C'est d'ailleurs ainsi que François des Ligneris, propriétaire de Château Soutard (Grand Cru Classé de Saint Emilion), a nommé l'une de ses dernières créations. Vigneron et amateur d'art, l'homme est à l'image des vins inclassables qu'il élabore en artiste-artisan et qui traduisent sa vision poétique et impertinente du monde : "Le Vin des Promesses", "Lunes de Miel", le "Prince Sarment", "L'® de Rien"[18]...

François des Ligneris, Lunes de Miel François des Ligneris, Le Vin des Promesses François des Ligneris, L'® de Rien
© François des Ligneris, Lunes de Miel, Le Vin des Promesses, L'® de Rien.

A travers ces étiquettes, qui désignent des vins de table - et dont la qualité est au moins comparable à celle des meilleures AOC -, le vigneron dessine, l'air de rien, sa carte personnelle et symbolique du vin. Il en est de celle-ci comme de toutes les cartes. Elle est invitation au rêve, au voyage, aux promesses. Lunes de Miel : trait d'union cosmique avec l'air et le ciel. C'est la carte du temps. Nous y traçons, à l'encre mauve de nos désirs, notre propre itinéraire. Nous y écrivons une histoire : la nôtre et celle du vin.

Les promesses du vin. Route ouverte - via rupta - dans le tissu de la mémoire. Promesses rêvées au coin d'une table de bistro. En toile de fond, quelques ombres portées, celle par exemple de Jean-Claude Pirotte. Avec lui, je traquerai le vin "dans les lieux où son souvenir même est éteint"[19]. Le vin perdu de Montolieu[20] ou le vin des rêves... L'écriture ou le vin… Comme on dit : l'écriture ou la vie. Des livres, des vins dans lesquels je chercherai ma voie. Des livres, des vins dans lesquels s'écrira la Légende des petits matins[21], geste fraternelle des buveurs de l'essentiel... L'écriture est la quête d'un "vin qui n'existe pas[22]", celui qu'on ne boit qu'avec ceux qu'on aime. Car le vin, comme la figure pascalienne, porte absence et présence. Autres promesses... encore et toujours. L'Autre, le même, tel un fantôme de Borges, le vin : "Depuis l'aube des temps tu vas de main en main.[23]" Le vin est l'art du temps : unique, chaque bouteille renferme un instant d'éternité qui nous aide à supporter le passage des jours. Esthéthique de l'éphémère, tout le vin est dans l'art de la fugue et le bonheur de la surprise. Le vin n'est jamais le même, avec lui, toujours "une histoire commence"[24], une histoire continue... qui a la couleur bleue des rêves, dirait sans doute Jean-Claude Pirotte... De cette histoire universelle - car le rêve n'est-il pas un bien commun à tous les hommes ? -, le lecteur pourra ici parcourir quelques arpents.

Puisse ce cru apporter toutes ses promesses !
© Amancio Tenaguillo y Cortázar, 2004-2006.


Notes

[1] Texte considérablement remanié pour cette deuxième édition.
[2] "Le mot vient du participe présent latin effervescens, bouillonnant. Il étonnait Mme de sévigné : "Des effervescences d'humeur, voilà un mot dont je n'avais jamais entendu parler." L'effervescence, c'est le dégagement d'un gaz à l'intérieur d'un liquide. Une image choisie pour dire la naissance d'un vin. Et une étymologie qui se soutient." (Sébastien Lapaque, Chez Marcel Lapierre, éd. Stock, Paris, coll. "Ecrivins", 2004, p. 90.)
[3] Michel Serres, Les cinq sens, (Paris, Grasset et Fasquelle, 1985), Paris, Hachette litétratures, coll. "Pluriel", 1998, p. 201.
[4] Michel Serres, "Un universel de communication ?", conférence du 4 février 2004 à l'Académie des vins de Bordeaux. [En ligne] http://academie.vins-bordeaux.fr/rencontres.asp. Page consultée le 10 octobre 2005.
[5] Une simple odeur, parfois, peut raviver un souvenir que l'on croyait perdu. Le parfum des madeleines trempées dans le thé permet à Marcel Proust d'analyser le souvenir qui s'y rattache : "Mais quand d'un ancien passé rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, frêles mais lus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir." (Du côté de chez Swann, I, 2, La Pléiade, p. 46.)
[6] Charles-Ferdinand Ramuz, Chant de notre Rhône, Lausanne, éd. Rencontre, 1968, IV, p. 20.
[7] Les hiéroglyphes désignant le vin dans les tombeaux de l'ancienne Egypte étaient d'ailleurs si nombreux que c'est ce qui aurait permis à Champollion de les déchiffrer. (Jean-François Gautier, La civilisation du vin, PUF, Coll. "Que sais-je", 1997)
[8] Jeu de mots avec l'expression "mettre un tonneau en perce". Action de percer, en parlant des pièces de vin, des tonneaux auxquels on fait une ouverture pour en tirer le liquide.
[9] Salah Stétié, Le vin mystique et autres lieux de l'Islam, Paris, Albin Michel, 2002, p. 23.
[10] Salah Stétié, op. cit, p. 37.
[11] Pierre Poupon, La saveur des jours (1985), cité in Dégustations de toute une vie, Précy-sous-Thil, Editions de l'Armançon, 2001, p. 70.
[12] Gaston Roupnel, La Bourgogne, Types et coutumes, Ed. Horizons de France, 1936.
[13] Jean-Claude Pirotte, "Vu du ciel", in Les contes bleus du vin, Cognac, Le temps qu'il fait, 1988, p. 98.
[14] Robert Coustet, "Vin et architecture", in Le vin en page, Bordeaux, Coopération des Bibliothèques en Aquitaine & Centre Régional des Lettres d'Aquitaine, 1993, p. 27.
[15] Claude Fischler, "Que serais-je sans toit?", in Du vin, Paris, Editions Odile Jacob, 1999, pp. 53-54.
[16] Hans Hartje est l'auteur, en collaboration avec Jeanlou Perrier, d'un ouvrage sur les nouvelles architectures du vin : Les plus beaux chais du monde, Artemis Editions, 2005, 191 pages. Plus de 150 photos couleur, plans et dessins.
[17] Extraits d'une interview de Pierre Poupon publiée dans le magazine Bourgogne Aujourd'hui n° 39 d'avril-mai 2001. www.bourgogne-auj.com.
[18] Les noms de ses sociétés révèlent la même poésie et la même ironie face au monde du vin : Une affaire de Familles, La Nature des Choses, De Part et d'Autre, L'Envers du décor...
[19] Jean-Claude Pirotte, "Le vin perdu de Montolieu" in Autres arpents, Paris, La Table Ronde, 2000, p. 107.
[20] Jean-Claude Pirotte, "Le vin perdu de Montolieu", op. cit.
[21] Jean-Claude Pirotte, La Légende des petits matins (1990) Paris, La Table Ronde, 1997.
[22] Jean-Claude Pirotte, "Le vin qui n'existe pas", in Les contes bleus du vin, op. cit., p. 57-60.
[23] Jorge-Luís Borges, "Au vin" in L'Autre, le même, Œuvres complètes, T. 2, Paris, Gallimard, "La Pléiade", 1999, p. 106.
[24] Jean-Claude Pirotte, "Une histoire commence" in Autres arpents, Paris, La Table Ronde, 2000.

POUR CITER CET ARTICLE :
Amancio Tenaguillo y Cortázar, "Présence du vin" (Avant-propos), in Le vin dans ses oeuvres, Bordeaux, CEPDIVIN, (2004) 2006, p. 15-27, Cepdivin.org, [En ligne] http://www.cepdivin.org/VinOeuvres/avantpropos.html (Page consultée le ).

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