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Miguel Torga

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Miguel Torga
(1905-1995)

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LE DOURO

Il commence à Miranda et finit à Foz, ce calvaire. Commence dans le roc et dans l'eau, finit dans le roc et dans l'eau. Comme dans nos cauchemars, pas la moindre halte où se reposer. On entre dans cette aventure, et on en sort, en pleine angoisse.
Dans le Portugal tellurique et fluvial je ne connais pas d'autre drame semblable, ainsi fait de chair et de sang. Drame poignant et cyclopéen, choc de deux forces brutes au premier acte, corps à corps de vie ou de mort au deuxième, sorte de triomphe de la fatalité au troisième, quand tombe le rideau de la mer.
Les grandes choses ont une grande architecture et une signification plus grande encore. Ainsi en est-il de cette fable grecque, avec de vrais Sisyphes et de vrais tonneaux des Danaïdes qui, par sa configuration intime et sa physionomie, de simple accident chorégraphique accède à la transcendance d'un purgatoire où les âmes sont condamnées aux galères des rabelos et aux peines de la houe.
Le Douro - fleuve et région - est certainement la réalité la plus sérieuse que nous ayons. Aucun autre flot de chez nous ne court en un lit plus dur, ne rencontre d'obstacles plus acharnés, ne lutte aussi rudement tout au long du chemin ; nul autre coin de terre de chez nous ne montre d'aussi vastes friches, aussi fertiles et aussi maudites. Il suffit de sentir dans son corps, une seule fois, la morsure de ces rochers qui renvoient au ciel, agressivement, la lumière reçue, ou de tremper ses pieds dans le courant boueux que la poigne des éperons rocheux tente d'étrangler, pour savoir qu'il n'est pas de malheur plus grand dans la patrie, pareil calvaire de méditation. D'un bout à l'autre de l'année aucune bénédiction n'adoucit le crucifiement de la souffrance. En été, une chaleur de forge brûle le schiste et transforme le courant en un cauchemar de lave en fusion ; en hiver, même les yeux des sarments pleurent de froid. Beauté n'y manque pas et en toute saison, car où sont la voile d'une barque, les gradins d'un Olympe, elle existe. Mais la beauté elle-même doit être comprise. Et il ne suffit pas de monter au plateau de Lagoaça, d'y contempler l'abîme et de tomber en extase. Ni de regarder depuis São Salvador do Mundo le tourbillon mortel de Valeira et de frissonner. Ni de descendre de Sabrosa à Pinhão et de faire halte à São Cristovão, bouche bée de surprise. Ni de se rendre aux promontoires de São Leonardo de Galafura ou de São Brás, de regarder le kaléidoscope et de s'émerveiller. Il faut comprendre l'entière signification de la tragédie, depuis la tentation du décor jusqu'à la condamnation de Prométhée, en passant par les clameurs du chœur.
Être sur ce sol aride et hostile un nouveau créateur de vie, donner ici une réponse quotidienne à la mort, transformer chaque flanc en un parapet d'espérance et chaque goutte de sueur en une goutte de douceur voilà ce qu'un Titan a enseigné aux hommes, et que Zeus ne leur a point pardonné. Voilà pourquoi son profil rebelle est le profil même des monts, pourquoi de son cœur mordu coule le sang de la perpétuelle agonie, et de la bouche de ses créatures reconnaissantes s'élève une protestation indignée. Mais le ciel est sourd. Et tandis que l'aigle du destin continue à dévorer le géant, en cape de paille et le sécateur à la main, retroussés dans les pressoirs ou bien la hotte sur le dos, les disciples du grand révolté le vengent en suivant sa leçon.
Pathétique, l'étroit territoire de l'angoisse, pressé contre l'artère qui l'irrigue, traverse le pays de part en part. Et c'est, sur la carte de la petitesse qui nous est échue, la seule évidence incommensurable avec laquelle nous pouvons étonner le monde. (Portugal,1950)

(In Portugal, Traduction de Claire Cayron, éditions José Corti, 1996)


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