cepdivin.org imaginaires de la vigne & du vin /anthologie
Pierre Gascar

retour accueil
accueil | CEPDIVIN association | ressources | Club Cepdivin | dégustations littéraires | actualité | événements | des livres & du vin | bibliothèque en ligne | bibliographie
conférences thématiques | anthologie | galerie | annuaire | liens culturels | liens de partenariat | sites hébergés | mentions légales, statistiques | devenir partenaire ?

>> retour anthologie


Pierre Gascar

Pierre Gascar, pseudonyme de Pierre Fournier, est né à Paris en 1916. Après avoir été détenu par les Allemands de 1940 à 1945, il fit des débuts spectaculaires en 1953 en obtenant le prix Goncourt pour Le temps des morts, inspiré de son expérience des camps. Écrivain prolixe, il est l'auteur de nombreux romans, de recueils de nouvelles et d'ouvrages documentaires. Il décrit avec originalité le monde végétal et minéral, source de rêveries et de métaphores. Il reçoit en 1994 le prix Roger Caillois pour l'ensemble de son œuvre. Il est décédé en février 1997.
(Source : Editions Gallimard)

Pierre Gascar, Les sources

Les sources (Extraits chap. V)

J'ai toujours eu le goût des empreintes, des traces. Les effigies qu'elles font sortir de la matière sont plus vivantes que ne le serait la présence de la créature, homme ou bête, qui les y a imprimées. Quand j'étais enfant, la marque du pouce du potier, restée au bas de l'anse de la cruche, introduisait dans la maison un fantôme qui, chaque fois que j'allais tirer de l'eau à la pompe, se rappelait à moi par ce signe insistant dont le sens m'échappait et qui me faisait éprouver une sorte de gêne. Il établissait entre l'invisible pétrisseur de glaise et moi une proximité physique que je retrouve aujourd'hui, avec cependant moins de trouble, au contact de certains objets usés par la main de l'homme et, en particulier, des vieux outils.

Ils substituent à leurs utilisateurs passés et présents un personnage unique dont il me semble, en touchant ces objets, sentir la chaleur de la main, plus pénétrante, plus fraternelle que celle qu'aucun homme pourrait y laisser. Cette varlope au bois rendu lisse et brillant par un siècle d'usage peint un menuisier plus ressemblant, plus " juste " que le vrai, là, debout devant son établi. Nous sommes dans nos gestes plus que dans notre forme, et les lignes, les courbes qu'ils finissent par imprimer à la matière dessinent le seul moule dont nous sortions dans toute notre intégrité.

[...]

Le tonneau, c'est la philosophie bachique et la technique dite du bois courbé qui se rencontrent : un des plus fructueux croisements dont notre culture est issue. Mais, dans cette conjonction, contrairement à ce qu'on serait porté à croire, l'art d'incurver le bois, en le soumettant patiemment à l'action de l'eau ou à celle du feu, l'emporte, pour les conséquences, sur ce qui nous vient de Dionysos.

Lorsque au début des temps, des hommes ont commencé à donner un profil infléchi au bois, ils ont formé un des premiers signes de leur accord avec le monde. Accord qui résultait, de leur part, d'un esprit de quête. Dans la branche ou la portion de tronc ainsi ployée se prolonge la main qui s'incurve. Ce qui est fait pour recueillir abrite, enveloppe, caresse, par opposition à ce qui saisit. Qu'on veuille, en courbant des lattes et en les ajustant les unes aux autres, construire une barque, un tonneau ou le bâti de la voûte d'une église, c'est toujours une part du monde qu'on enferme dans la forme protectrice d'un berceau.

Il ne faut pas perdre de vue toutes les difficultés que ce travail comporte : les assemblages de bois incurvé représentent, au début du Moyen Age, époque à laquelle ils apparaissent, dans nos pays, une prouesse que, par la suite, le perfectionnement de l'outillage et l'invention de trucs rendront à peine moins digne d'admiration. Cette application, ce patient génie apporté à créer des formes d'accueil est bien ce qu'il y a de plus touchant dans l'oeuvre de l'homme sur la terre : un effort pour circonvenir la réalité. La modeler et, à l'occasion, la sanctifier, peut-être. Dans le tonneau, l'homme réalise le projet, jugé impossible, de recréer la jarre, en liant ensemble des lattes de bois. Cette jarre de bois qui, au cours de sa fabrication s'enfle généreusement sera un vaisseau fermé ; on n'y ménage qu'un étroit regard, une bonde. Le vin est tenu dans le noir. Ainsi, on le protège, on assure sa conservation. Mais comment ne pas voir d'abord que la forme parabolique du tonneau et l'ombre qu'il enferme appartiennent à une civilisation qui s'emploie à capter et couver les esprits ?

Hier encore, le geste du tonnelier, le geste de l'artisan recommençait sans fin l'histoire, et nous savons qu'il n'est de vraie civilisation, de vraie culture que celle qui est constamment revécue, depuis ses origines, dans sa totalité. Nos seules puissances protectrices sont les sources. Il n'y avait aucune raison de désespérer, dans un monde où, chaque matin, on réinventait le tonneau.

Pierre Gascar, Les sources, Paris, Gallimard, 1975, p. 205-218.

haut de page